12
Pour le bien de la famille

 

 

— Le marchand Banci souhaite s’entretenir avec vous, annonça l’intendant Témigast en faisant son apparition dans le jardin.

Le seigneur Féringal et Méralda y appréciaient les senteurs et le superbe spectacle des fleurs et du coucher de soleil orange vif, sur les eaux sombres.

— Faites-le venir ! répondit le jeune homme, ravi de montrer son récent trophée.

— Il vaudrait mieux que vous le rejoigniez, dit Témigast. Banci est quelqu’un de nerveux et il est pressé. Il ne plaira guère à Méralda et ne ferait que gâcher l’ambiance qui règne en ce jardin.

— Nous ne pouvons le permettre, convint le seigneur Féringal, qui, après un sourire adressé à son invitée et une légère caresse sur sa main, se dirigea vers le domestique.

Féringal passa devant Témigast, qui jeta un clin d’œil à Méralda pour lui signifier qu’il venait de lui éviter une longue et assommante rencontre. Loin de se sentir exclue, la jeune femme fut même surprise par la facilité avec laquelle Féringal avait accepté de la quitter.

Elle était désormais libre de profiter seule de ce fabuleux jardin, de toucher les fleurs à la texture soyeuse, de se prélasser dans leurs arômes sans la pression constante d’un homme amoureux, qui suivait chacun de ses mouvements du regard et des mains. Tout en savourant ce plaisir, elle se promit de s’offrir de nombreux moments comme celui-là, seule parmi ces plantes, quand elle serait la dame du château.

Mais elle n’était pas seule. Elle se retourna et vit Priscilla, qui l’observait.

— C’est mon jardin, après tout, dit froidement la sœur du seigneur, alors qu’elle s’apprêtait à arroser une rangée de bleuets.

— C’est en effet ce que m’a dit l’intendant Témigast, répondit Méralda.

Priscilla ne dit rien, ne leva même pas la tête, concentrée sur sa tâche.

— J’ai été surprise de l’apprendre, poursuivit la paysanne en plissant les yeux. Il est si beau…

Priscilla se redressa instantanément, tout à fait consciente de l’insulte. Avec un air ouvertement agressif, elle s’approcha de Méralda, qui, l’espace d’un instant, crut qu’elle allait la frapper ou l’asperger avec le contenu de son arrosoir.

— Vous êtes la plus jolie, n’est-ce pas ? dit Priscilla. Et bien sûr, seule une charmante personne comme vous est capable de rendre un jardin aussi magnifique.

— La plus jolie intérieurement, rétorqua l’adolescente, sans reculer d’un pouce et devinant qu’elle avait surpris l’imposante Priscilla par son comportement. Et en effet, je m’y connais suffisamment en fleurs pour comprendre que c’est la façon dont vous leur parlez et les touchez qui les fait pousser. Excusez-moi, dame Priscilla, mais vous ne me montrez rien de ce côté de vous-même qui rend les fleurs si belles.

— Vous vous excusez ?

La châtelaine se raidit, les yeux écarquillés, stupéfaite par le franc-parler de cette paysanne, puis bafouilla un ou deux mots avant de se faire couper la parole par Méralda.

— Je le vois de mes propres yeux ; ceci est le plus beau jardin d’Auckney, dit la jeune femme, ponctuant ses paroles d’un regard aussi émerveillé qu’approbateur sur les fleurs. Moi qui vous croyais si haineuse…

Elle se tourna et regarda la sœur de Féringal droit dans les yeux, sans la moindre trace d’animosité. L’humeur revêche de Priscilla s’était d’ailleurs également calmée.

— J’y vois désormais plus clair ; quiconque capable de faire d’un jardin un endroit si charmant doit l’être tout autant, même si cela ne se voit pas au premier abord, enchaîna Méralda, avec un sourire si désarmant que Priscilla elle-même y fut sensible.

— J’entretiens ce jardin depuis des années, reconnut celle-ci. Je plante, j’arrose, je cherche des fleurs susceptibles de fournir des couleurs chaque semaine de chaque été.

— Et c’est efficace. Je parie qu’il n’existe aucun jardin aussi somptueux à Luskan ni même à Eauprofonde.

Méralda ne put dissimuler un léger sourire quand elle vit Priscilla rougir ; elle avait trouvé le point faible de la maîtresse des lieux.

— C’est un joli jardin, c’est vrai, convint Priscilla. Cependant, on en trouve d’aussi grands que le château d’Auck à Eauprofonde.

— Plus grands, même, mais certainement pas aussi beaux, insista Méralda.

Priscilla se mit de nouveau à bégayer, clairement étonnée par ces compliments inattendus.

— Merci, parvint-elle à articuler. (Son visage joufflu s’illumina d’un large sourire que Méralda ne lui aurait jamais imaginé.) Cela vous plairait-il de voir quelque chose de spécial ?

Bien que dans un premier temps sur ses gardes, car encore réticente à faire confiance à Priscilla, Méralda décida de lui laisser une chance. Priscilla la prit par la main et l’entraîna dans le château, lui fit traverser deux pièces étroites, puis descendre un escalier secret qui débouchait sur une petite cour en plein air, qui donnait l’impression de n’être qu’un trou dans la conception du bâtiment, un espace vide à peine assez large pour permettre aux deux femmes de s’y tenir côte à côte. Méralda poussa un rire de joie quand elle découvrit cet endroit, non pas en raison des murs, qui n’étaient rien d’autre que des parois de pierre craquelées, mais plutôt de ce qu’elle aperçut au centre de la cour ; une rangée de coquelicots, la plupart de l’habituel rouge profond et quelques-uns d’un rose délicat, une variété que la jeune femme ne reconnaissait pas.

— C’est ici que je travaille sur mes plantes, expliqua Priscilla en guidant Méralda vers les pots. (Elle s’agenouilla tout d’abord devant les coquelicots rouges, dont elle caressa les tiges d’une main, tout en écartant les pétales de l’autre afin d’en dévoiler le cœur foncé.) Sentez comme la tige est dure.

Méralda tendit la main vers l’une des solides fleurs et acquiesça, puis Priscilla se releva brusquement et conduisit son invitée vers les pots dans lesquels poussaient les coquelicots plus clairs. Elle fit de nouveau apparaître le cœur d’une de ces fleurs, lequel se révéla blanc et non pas noir. Lorsqu’elle effleura une tige de cette variété, Méralda constata qu’elle était nettement plus fragile que les celles des fleurs précédentes.

— J’ai croisé des années durant des plants de plus en plus légers, dit Priscilla. Jusqu’à obtenir ceci, un coquelicot très différent des originaux.

— Le coquelicot Priscilla ! s’enthousiasma Méralda, qui fut ravie de voir son hôte ordinairement si revêche éclater d’un rire franc. Vous avez mérité de donner votre nom à cette variété ! Vous devriez en proposer aux marchands qui font escale ici, au cours de leur trajet entre Hundelpierre et Luskan. Les dames de Luskan ne seraient-elles pas prêtes à payer une bonne somme pour de si beaux coquelicots ?

— Les marchands qui s’arrêtent à Auckney ne sont intéressés que par le commerce de biens utiles, répondit Priscilla. Outils, armes, nourriture, boisson, toujours de la boisson, et peut-être parfois de l’ivoire de Dix-cités… Le seigneur Féri en possède d’ailleurs une jolie collection.

— Comme j’aimerais la voir !

Priscilla lui adressa un regard plutôt étrange.

— Vous la verrez, j’imagine, dit-elle, plutôt sèchement, comme si elle s’était soudain rappelé que cette adolescente n’était pas une domestique paysanne ordinaire mais la femme que serait bientôt la dame d’Auckney.

— Vous devriez tout de même vendre vos fleurs, insista Méralda de façon encourageante. Peut-être à Luskan, sur les marchés à ciel ouvert dont j’ai entendu dire qu’ils étaient fantastiques.

Un sourire, léger, revint sur le visage de Priscilla.

— Oui, enfin… nous verrons, répondit-elle, son ton hautain retrouvé. Seuls les paysans braillent sur les marchés pour vendre leur marchandise.

Méralda ne fut pas trop décontenancée ; elle avait accompli ce jour-là davantage de progrès auprès de Priscilla qu’elle avait imaginé en effectuer en une vie.

— Ah ! Vous voilà, dit alors l’intendant Témigast, sur le seuil de la porte qui donnait dans le château, apparu comme à l’accoutumée au moment idéal. Je vous prie de nous pardonner, chère Méralda ; le seigneur Féringal sera retenu pour affaires toute la soirée, j’en ai peur. Banci, qui peut se révéler redoutable en négociations, a apporté quelques objets qui l’intéressent. Il m’a chargé de vous demander si cela vous plairait de venir lui rendre visite demain, en journée.

Méralda se tourna vers Priscilla, à la recherche d’un signe, mais la sœur du seigneur s’occupait de nouveau de ses fleurs, comme si personne ne s’était trouvé en sa compagnie.

— Dites-lui que je viendrai certainement, répondit la jeune femme.

— J’espère que vous n’êtes pas trop fâchée contre nous, s’excusa encore Témigast, ce qui fit rire Méralda, pour qui cette éventualité semblait absurde. Très bien. Peut-être devriez-vous partir dès maintenant ; le carrosse vous attend et je redoute qu’un orage éclate ce soir.

— Vos coquelicots Priscilla sont les plus belles fleurs que j’aie jamais vues, dit la jeune femme à sa future belle-sœur.

Celle-ci la retint par le pli de sa robe, et quand elle se retourna, Méralda, déjà surprise par ce geste, fut tout à fait stupéfaite de voir Priscilla lui tendre un petit coquelicot rose.

Elles échangèrent un sourire, après quoi Méralda passa devant Témigast pour regagner le château proprement dit. L’intendant hésita à la suivre et se tourna vers dame Priscilla.

— Une amie ? hasarda-t-il.

— Loin de là, répondit froidement la châtelaine. J’espère seulement qu’elle laissera mes fleurs en paix si elle en possède une.

Cette remarque fit glousser Témigast, qui eut droit à un regard glacial de la part de Priscilla.

— Avoir une amie n’est sans doute pas une aussi mauvaise chose que vous semblez le croire, observa-t-il.

Il fit demi-tour et se hâta de rattraper Méralda, laissant Priscilla agenouillée dans son jardin privé, seule avec des pensées aussi étranges qu’inattendues.

 

* * *

 

Méralda emporta avec elle de nombreuses idées naissantes sur le trajet qui la mena du château d’Auck à sa maison. Elle estimait s’être bien comportée vis-à-vis de Priscilla et alla même jusqu’à espérer qu’elles deviennent un jour de véritables amies.

Elle éclata de rire quand cette idée lui traversa l’esprit. Il lui était en réalité impossible d’imaginer une amitié sincère avec Priscilla, qui se considérerait toujours comme supérieure à elle.

Néanmoins, Méralda savait désormais mieux à quoi s’en tenir, non pas du fait de ces instants partagés avec cette femme ce jour-là mais grâce à ceux vécus quelques heures auparavant auprès de Jaka Sculi. Il lui semblait désormais beaucoup mieux comprendre le monde, ou tout du moins les aspects qui la concernaient. La nuit précédente avait tenu un rôle de pivot dans sa vie, au cours duquel elle avait eu la sensation de contrôler son propre destin, d’accepter les considérables et moins séduisantes responsabilités qui s’étaient trouvées sur son chemin. Oui, elle jouerait le jeu avec le seigneur Féringal, elle le précéderait dans la chapelle du château d’Auck le jour de leur mariage. Il lui offrirait, à elle et, plus important, à sa famille, ce dont ils auraient besoin. Si de tels bénéfices en coûtaient à Méralda, c’était un prix que cette femme, et non plus cette jeune fille, était prête à consentir, non sans une certaine maîtrise des événements.

Elle était toutefois soulagée de ne pas avoir beaucoup vu le seigneur Féringal ce soir-là ; elle aurait eu beaucoup de mal à conserver son sang-froid et à ne pas rire quand il aurait essayé de s’imposer à elle.

Souriante et satisfaite, elle laissa son regard s’égarer par la fenêtre du coche, tandis que la route sinueuse défilait. Soudain, elle le vit et son sourire s’évanouit instantanément. Jaka Sculi était perché sur une éminence rocheuse, silhouette solitaire dont les yeux étaient rivés sur l’endroit où le cocher avait l’habitude de laisser Méralda descendre.

Celle-ci se pencha aussitôt par la fenêtre opposée, de façon à ne pas être vue par Jaka, et s’adressa à Liam Portenbois :

— Conduisez-moi jusqu’à chez moi, ce soir, brave cocher.

— J’espérais justement que vous me le demanderiez, mademoiselle Méralda, répondit le gnome. Un de mes chevaux semble avoir un problème avec un fer. Peut-être votre père possède-t-il une barre et un marteau ?

— Bien sûr, assura Méralda. Menez-moi chez moi et je suis certaine que mon père vous aidera à réparer ce fer.

— Parfait, dans ce cas ! conclut le cocher, avant de légèrement faire claquer les rênes, lançant ainsi les montures sur un trot un peu plus soutenu.

Méralda se carra sur la banquette et observa, à travers la fenêtre, la silhouette élancée qu’elle devinait être Jaka, d’après son allure abattue. Alors qu’elle visualisait précisément l’expression du jeune homme dans son esprit, elle fut près de changer d’avis et de demander à Liam de la laisser sortir. Peut-être devait-elle de nouveau retrouver Jaka et faire une dernière fois l’amour avec lui sous les étoiles, être libre pour une nuit supplémentaire… Peut-être devait-elle s’enfuir avec lui et vivre sa vie en pensant à elle et non pas à d’autres personnes.

Non, elle ne pouvait pas infliger cela à sa mère, à son père et à Tori. Méralda était consciente que ses parents dépendaient de son choix, le bon étant d’oublier l’affection qu’elle éprouvait pour Jaka Sculi.

Le carrosse s’immobilisa devant la maison des Ganderlay et le vif Liam Portenbois sauta à terre et ouvrit la portière de sa passagère avant que celle-ci ait posé la main sur le loquet.

— Inutile de faire tout ça, lui dit-elle quand le gnome l’aida à descendre du véhicule.

— Vous serez bientôt la dame d’Auckney, lui répondit le cocher, avec en prime un sourire et un clin d’œil. Je ne peux pas vous traiter comme une paysanne, si ?

— Ce n’est pas si désagréable, répondit Méralda. D’être une paysanne, j’entends. (Liam rit de bon cœur.) Ça me permet de sortir du château la nuit.

— Et d’y retourner quand vous le souhaiterez. L’intendant Témigast m’a mis à votre disposition, mademoiselle Méralda. Je peux vous conduire, vous et votre famille, où vous le désirez.

Méralda offrit un grand sourire au gnome et le remercia d’un signe de la tête, puis elle remarqua que son père, le visage sinistre, avait ouvert la porte et se tenait devant la maison.

— Papa ! s’exclama-t-elle. Peux-tu aider mon ami… (Elle s’interrompit et se tourna vers le cocher.) Eh bien ! Je ne connais même pas votre nom !

— Les nobles dames ne prennent généralement pas le temps de me le demander, répondit-il, ce qui les fit encore rire tous les deux. D’autre part, nous nous ressemblons tous pour vous autres géants. (Il lui adressa un clin d’œil malicieux et s’inclina.) Liam Portenbois, à votre service.

Dohni Ganderlay s’approcha et lâcha sur un ton suspicieux :

— Tu n’es pas restée longtemps au château, ce soir.

— Le seigneur Féringal est occupé avec un marchand, expliqua Méralda. J’y retourne demain. Liam a un problème avec un fer de l’un de ses chevaux ; peux-tu l’aider ?

Dohni posa les yeux sur le cocher et hocha la tête.

— Certainement. Et toi, rentre à la maison, ta mère est retombée malade.

Méralda se précipita à l’intérieur et trouva sa mère alitée, de nouveau prise par une violente fièvre et les yeux creusés. Tori était agenouillée près du lit, une tasse d’eau dans une main et une serviette humide dans l’autre.

— C’est revenu juste après ton départ, dit Tori en évoquant le mal qui rongeait Biaste depuis plusieurs mois.

Méralda voulut se laisser tomber et éclater en sanglots quand elle posa les yeux sur sa mère, qui semblait extrêmement faible et dont il était impossible de prévoir l’évolution de l’état. On aurait dit que Biaste Ganderlay avait évolué sur un fil surplombant sa tombe, jour après jour. Méralda savait désormais que seul le courage de sa mère lui avait permis de tenir ces derniers jours, depuis que le seigneur Féringal s’intéressait à sa fille. Désespérée, la jeune femme se raccrocha au seul remède dont elle disposait.

— Oh ! Maman ! dit-elle, feignant l’exaspération. Tu crois que tu as choisi un bon moment pour encore tomber malade ?

— Méralda, haleta Biaste, ce seul mot constituant un véritable effort pour elle.

— On va te remettre sur pied et vite ! insista l’adolescente avec un air sévère.

— Méralda ! se lamenta Tori.

— Je t’ai parlé du jardin de dame Priscilla, poursuivit Méralda, sans tenir compte des protestations de sa sœur. Rétablis-toi, et vite, parce que demain, tu viens avec moi au château. Nous nous promènerons ensemble dans le jardin.

— Et moi ? supplia Tori.

En se tournant vers sa cadette, Méralda remarqua qu’elles n’étaient plus seules ; Dohni se tenait sur le seuil de la porte, appuyé contre le montant et une expression de surprise peinte sur son visage fort mais las.

— Oui, Tori, tu peux venir avec nous, répondit-elle, faisant de son mieux pour ne pas accorder d’attention à son père. Promets-moi que tu seras sage !

— Oh ! Maman, guéris vite ! s’écria Tori en serrant la main de sa mère.

La malade parut reprendre quelques couleurs en ces instants.

— Cours voir le cocher, Tori, dit Méralda. Il s’appelle Liam. Dis-lui que nous aurons besoin de ses services, pour qu’il nous conduise toutes les trois au château, demain en milieu de journée. On ne peut pas faire marcher maman sur ce long trajet.

Tori décampa et Méralda se pencha sur sa mère.

— Guéris vite, murmura-t-elle en l’embrassant sur le front.

Biaste sourit et acquiesça ; elle allait essayer.

Méralda sortit de la pièce sous le regard insistant de son père et l’entendit tirer le rideau de la chambre de ses parents avant de la suivre jusqu’au centre de la salle à manger.

— Te permettra-t-il de les faire venir avec toi ? demanda Dohni, à voix basse pour ne pas être entendu par Biaste.

Méralda haussa les épaules.

— Je vais devenir sa femme et c’est lui qui l’a voulu. Il serait bien stupide de me refuser cette faveur.

Le visage éclairé d’un sourire reconnaissant, Dohni Ganderlay tomba dans les bras de sa fille, qu’il serra contre lui. Bien que ne le voyant pas, Méralda sut qu’il avait fondu en larmes.

Elle lui rendit avec force son étreinte et se blottit contre la puissante épaule paternelle ; bien que promue au rang de courageux soldat se battant pour le bien de la famille, il était évident qu’elle restait à de nombreux égards une fillette apeurée.

Comme ce fut bon pour elle d’être rassurée, de savoir qu’elle agissait de la bonne façon, quand son père l’embrassa sur la tête !

 

* * *

 

Juché au sommet de la colline, non loin de là, Jaka Sculi observait Dohni Ganderlay aider le cocher à réparer un fer à cheval. Les deux hommes parlaient et riaient comme de vieux amis. Au vu de la façon dont l’avait traité Dohni Ganderlay la nuit précédente, ce spectacle eut presque raison du pauvre et jaloux Jaka. Dohni ne comprenait-il donc pas que le seigneur Féringal désirait les mêmes choses que ce pour quoi il l’avait puni ? Cet homme ne saisissait-il donc pas que les intentions de Jaka était meilleures que celles du jeune noble, qu’il correspondait mieux au niveau social de Méralda et constituerait par conséquent un meilleur choix pour elle ?

Dohni regagna alors sa maison, d’où Tori sortit peu après, bondissant de joie, pour se précipiter vers le cocher, avec qui elle se mit à discuter.

— N’ai-je donc aucun allié ? se demanda à voix basse le jeune paysan, tout en se mordillant la lèvre inférieure avec humeur. Sont-ils tous dressés contre moi, aveuglés par les richesses et le prestige immérités de Féringal Auck ? Sois maudite, Méralda ! Comment peux-tu ainsi me trahir ?

Il criait, à présent, sans se soucier d’être entendu par Tori ou le cocher.

Il ne pouvait plus les regarder. Il serra les poings et les plaqua violemment sur les yeux, avant de se laisser tomber, le dos sur le sol dur.

— Où se trouve la justice dans cette vie ? s’exclama-t-il. Quelle malédiction d’être né pauvre, alors que la cape d’un roi me conviendrait mieux ! Quelle est cette justice qui permet à cet idiot de Féringal de revendiquer un tel trophée ? Quel ordre universel a décrété que l’argent était plus puissant que le cran ? Maudite soit cette vie ! Et maudite soit Méralda !

Beaucoup plus tard, alors que Liam Portenbois était depuis longtemps reparti, après avoir réparé le fer à cheval et partagé une chope avec Dohni Ganderlay, que Biaste avait enfin sombré dans un sommeil confortable, que Méralda avait confié à Tori tout ce qu’elle avait vécu avec Jaka, Féringal, Priscilla et Témigast, et que l’orage annoncé par l’intendant était arrivé dans toute sa furie, bombardant Jaka, toujours allongé, d’une pluie battante, tandis qu’il se faisait fouetter par les vents océaniques glacés, le jeune homme était encore étendu là, à marmonner des jurons et miauler comme un chat pris au piège.

Il n’était toujours pas parti quand les nuages furent balayés et laissèrent la place à un somptueux lever de soleil, alors que les paysans commençaient à se rendre aux champs. L’un d’eux, le seul nain du groupe, s’approcha de lui et lui donna un léger coup de botte.

— T’es mort ou ivre mort ? lui demanda la petite créature.

Jaka roula sur le côté pour s’écarter du nain, étouffant le gémissement que provoquèrent ses articulations et muscles raidis. Trop blessé dans son amour-propre pour répondre, trop furieux pour affronter quiconque du regard, le jeune homme se leva et partit en courant.

— Quel drôle d’oiseau, celui-là, commenta le nain, que ses compagnons approuvèrent en hochant la tête.

Beaucoup plus tard, ce matin-là, les vêtements secs mais toujours frigorifié par le vent de la nuit et la peau encore profondément marquée par la pluie, Jaka regagna les champs pour y effectuer sa journée de travail. Il dut y subir les réprimandes de son supérieur et les taquineries de ses collègues. Il fit de son mieux pour travailler correctement mais ce ne fut qu’une lutte, tant ses pensées restaient embrouillées et son esprit déchiré, tandis que le soleil implacable harcelait sa peau moite.

Les choses ne firent qu’empirer quand il vit passer sur la route, en contrebas, le carrosse du seigneur Féringal, d’abord en direction de la maison de Méralda puis dans le sens inverse, transportant plusieurs passagers.

Ils étaient tous contre lui.

 

* * *

 

Méralda apprécia beaucoup plus que les précédentes cette journée au château d’Auck, malgré le comportement du seigneur Féringal, qui ne fit guère d’efforts pour cacher son mécontentement quand il découvrit qu’il ne profiterait pas seul de sa future épouse. Quant à Priscilla, elle enrageait à la simple pensée de ces trois paysannes se promenant dans son merveilleux jardin.

Malgré cela, Féringal eut tôt fait de surmonter sa déception et Priscilla, grâce à des toux discrètes de Témigast en guise de rappels à l’ordre, fit preuve d’une certaine politesse. Tout ce qui importait pour Méralda était de voir sa mère sourire, offrir son visage aux rayons du soleil et se laisser bercer par la chaleur et les douces senteurs. Cela renforçait encore la résolution de la jeune femme et lui donnait de l’espoir pour l’avenir.

Elles ne restèrent pas longtemps au château, une heure dans le jardin, un léger déjeuner, puis une nouvelle promenade parmi les fleurs. Afin de se faire pardonner la présence imprévue de sa mère et de sa sœur, Méralda demanda au seigneur Féringal de les accompagner dans le carrosse, le temps du trajet de retour à la maison des Ganderlay. Ils quittèrent donc Priscilla, la mine revêche, et Témigast aux portes du château.

— Des paysannes, grommela Priscilla. Mon frère mériterait que je le frappe pour le punir d’avoir fait venir de telles personnes au château d’Auck.

Témigast laissa échapper un petit rire, tant cette remarque était prévisible.

— Elles ne sont pas très cultivées, c’est certain, reconnut-il. Mais pas désagréables pour autant.

— Elles vivent dans la terre.

— Peut-être considérez-vous cette situation de façon erronée ? suggéra Témigast avec un sourire ironique.

— Il n’y a qu’une seule façon de considérer les paysans, rétorqua la châtelaine. Il faut les regarder de haut.

— Les Ganderlay ne seront bientôt plus des paysans, dit l’intendant, qui ne put résister à l’envie de rappeler ce détail.

Priscilla eut un rire moqueur et empreint de doute.

— Peut-être devriez-vous voir cela comme un défi ? proposa Témigast, qui marqua une pause, le temps que Priscilla le dévisage avec curiosité. Comme faire germer une fleur délicate d’un bulbe.

— Les Ganderlay ? Délicats ?

— Peut-être pourraient-ils le devenir avec l’aide de dame Priscilla Auck… Quel succès ce serait pour elle de les éclairer, un haut fait dont son frère se vanterait auprès de chaque marchand de passage, une victoire éclatante qui parviendrait à n’en pas douter aux oreilles de la société de Luskan. Un accomplissement supplémentaire à porter au crédit de Priscilla.

La sœur du seigneur poussa un nouveau grognement, toutefois sans grande conviction, et n’ajouta rien, pas même ses habituelles insultes marmonnées. Alors qu’elle s’éloignait, son expression se fit pensive, comme si elle était en train d’échafauder quelque chose.

Témigast comprit qu’elle avait mordu à l’hameçon, qu’elle l’avait en tout cas flairé. Le vieil intendant secoua la tête ; il ne cesserait jamais d’être étonné par la façon qu’avaient les nobles de se considérer si supérieurs à ceux qu’ils dirigeaient, alors qu’ils ne devaient cet état de fait qu’à leur naissance.

L'Épine Dorsale du Monde
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